Sciences
Entretien avec Jean-Pierre Kahane
«Dans 25 ans, nous n'aurons plus aucun prix Nobel»
Jean-Pierre Kahane est professeur émérite à l'Université Paris-Sud. Il préside la «commission de réflexion sur l'enseignement des mathématiques» mise en place par le ministère de l'éducation nationale. Il était mercredi dernier à l'Université Montpellier 2 pour parler des mathématiques et de l'enseignement. Pour lui, «les mathématiques développent des formes d'intelligence et de passion particulières.»
Entretien
Question : On dit que les mathématiques sont une science d'intelligence. Qu'en pensez-vous ?
Jean-Pierre Kahane : Je pense qu'il faut de l'intelligence pour toutes les sciences. Les mathématiques en développent une certaine forme. Elles n'ont pas le monopole de la formation de l'intelligence.
Question : Les mathématiques ont la réputation d'être une science difficile. Mais est-ce qu'elles demandent un raisonnement particulier ?
Jean-Pierre Kahane : Je pense qu'il y a en mathématiques des problèmes qui sont très difficiles. Il y a la possibilité pour des enfants de s'affronter à des problèmes de niveaux variés, et en particulier à des problèmes difficiles. Peut-être plus que dans d'autres disciplines. Naturellement, c'est très formateur pour un élève de faire de l'Histoire. Mais dans cette matière, il ne va pas se trouver devant des difficultés pour élaborer un exposé de même nature que celles qu'il rencontrera pour faire un exposé en mathématiques sur un sujet inconnu. Il y a une espèce d'obstination en mathématiques, nécessaire pour résoudre un problème; il faut rester dessus, tourner autour, il faut l'attaquer de différents côtés. Il serait souhaitable que les élèves aient une expérience des mathématiques, que celles-ci ne soient pas simplement des exercices à faire en temps limité avec des réponses rapides, mais qu'ils puissent avoir, même étant assez jeunes, l'expérience d'un vrai travail de mathématiques. Pour aller dans votre sens, il y a des éléments de mathématiques qui sont difficiles, et c'est un élément d'attrait de cette discipline. Parce que c'est peut-être la seule activité scolaire où un élève puisse être dans la démarche intellectuelle d'un chercheur.
Question : Mais est-ce que les méthodes d'enseignement des sciences en général et des mathématiques en particulier, aujourd'hui en France, font que les sciences et surtout les mathématiques sont des disciplines difficiles ?
Jean-Pierre Kahane : Je ne pense pas que ce soit le mode d'enseignement qu'il faut mettre en cause. Je pense qu'il y a des époques et des lieux où la société appelle le développement de la science et de son enseignement. J'ai connu des époques de cette sorte au cours de ma vie, et nous ne sommes pas à l'heure actuelle, en France, dans une situation où il y a un appel social vers les sciences. Les jeunes sont appelés vers d'autres choses. Lorsque la société propose des visions à long terme, les élèves peuvent être attirés vers les sciences plus facilement que lorsque les perspectives sont à court terme.
Question : Mais le fait de réformer le système tous les deux ans, n'est-ce pas un échec pour nos modèles d'enseignement ?
Jean-Pierre Kahane : Je ne crois pas qu'il y ait eu des réformes de grande ampleur en mathématiques. Tout ce qu'il y a eu, ce sont des réductions d'horaires et des réductions de programmes, d'une façon anarchique, et ceci n'est pas une réforme. Il y a actuellement des essais pour renouveler les programmes.
Question : Ne faut-il pas remettre le mode de l'enseignement et de la formation des enseignants en cause ? La médaille Fields Grothendieck a écrit dans son livre «Récoltes et Semailles» : «Le professeur était discipliné et suivait le livre, c'est pour cela qu'il nous sanctionnait». C'était une grande critique adressée à ses enseignants en licence à la faculté des sciences de Montpellier de l'époque.
Jean-Pierre Kahane : Je n'ai pas lu «Récoltes et Semailles» mais je m'inscris en faux, parce que j'ai connu des professeurs de Grothendieck, j'ai vu des copies de Grothendieck. Je suis arrivé à Montpellier peu de temps après que Grothendieck ait passé sa licence. Ses professeurs étaient des vrais mathématiciens. Mais c'est vrai, ils étaient vieux jeu.
Question : Au niveau de l'école, nous assistons à un niveau bas des résultats des élèves. Cependant, la France a reçu de nombreuses médailles Fields (équivalent du Prix Nobel). Comment expliquer ce phénomène ?
Jean-Pierre Kahane : Lorsque vous parlez des médailles Fields, la plupart d'entre eux ont au moins 40 ans. Les médailles Fields actuelles, ce sont des gens qui ont fait leurs études secondaires il y a au moins 25 ans. Il ne faut pas comparer «les médaillés Fields» actuels et l'enseignement secondaire actuel ; il faudra regarder les médailles Fields dans 25 ans. Il n'y aura pas de médailles Fields françaises dans 25 ans si on ne remonte pas le niveau actuel des mathématiques en France. Par exemple, aux Olympiades des Mathématiques Internationales, quel était le rang de la France ? Lors de ce concours, qui est une grande référence internationale, nous étions classés 57e sur le plan mondial cette année, alors que nous étions 33e l'an dernier. Au niveau de la sélection des jeunes mathématiciens, nous sommes en ce moment en défaillance sur le plan international.
Question : Les mathématiques ont un grand champ d'application. Comment expliquez-vous cette aura particulière ?
Jean-Pierre Kahane : Tout d'abord, mon impression comme mathématicien. Les mathématiques sont une activité passionnante. Une activité qui peut absorber toute une existence. On peut consacrer sa vie aux mathématiques et être, sans cesse, joyeux d'en faire. Joyeux, cela ne signifie pas qu'on baigne en permanence dans le bonheur. Cela signifie, comme tout ce qui est passionnant, qu'il y a des hauts et des bas. Donc il y a des périodes qui sont dures parce qu'on cherche et on ne trouve pas, des périodes qui sont dures parce qu'on se trompe, des périodes qui sont dures parce qu'il faut réviser des choses qu'on croyait correctes. Et plus le mathématicien est à un niveau élevé, plus il ressent cela. Vous avez entendu parler de Laurent Laforgue qui vient de faire la découverte la plus remarquable en mathématiques de ces dernières années (Ndlr: la généralisation mathématique). C'est un homme qui a traversé une épreuve morale épouvantable. Après avoir cru montrer un résultat fondamental, il s'est aperçu, au moment de l'exposé, qu'il avait fait une faute, plusieurs années auparavant, dans un résultat intermédiaire qui était essentiel. Il a à ce moment-là renoncé à tous les prix qu'il avait reçus pour cette découverte. Heureusement, tout récemment, il a réparé la chose. C'est pour vous dire que cette passion qu'on peut avoir pour les mathématiques, les élèves peuvent la partager avec nous, enseignants et chercheurs, quoiqu'à un moindre degré.
Lorsqu'un élève cherche une solution, ne la trouve pas, s'endort et qu'il la trouve au petit matin, son cerveau a fonctionné, exactement comme fonctionne le cerveau d'un mathématicien. On travaille, on lance une machine, ça ne marche pas, c'est dur, et puis un jour on y arrive.
Question : Grothendieck a dit une fois à l'un de ses élèves : "Les mathématiques te permettront d'aller chercher ton rêve. Si tu n'as pas le bonheur de le réaliser, tu auras au moins le bonheur d'aller le chercher." Qu'en pensez-vous ?
Jean-Pierre Kahane : C'est beau comme idée ça. Justement, le fait de chercher dans une direction, quitte à trouver autre chose que ce que l'on cherche, c'est important. En fait, Grothendieck n'est pas le mieux placé pour parler de cela, parce que quand même il a trouvé beaucoup de choses.
Propos recueillis par Abdellah Ajnah
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