Sciences
Entretien avec le Professeur Jean-Pierre Bourguignon
«Les Mathématiques ne sont pas difficiles mais exigeantes»
Jean-Pierre BOURGUINON est professeur à l'Ecole Polytechnique et directeur de l'Institut des Hautes Etudes Scientifiques, une des plus prestigieuses institutions des mathématiques au niveau mondial. Il était mercredi dernier à l'Université Montpellier 2 pour parler des mathématiques et de la physique.
Entretien
Question : On dit souvent que les mathématiques est une science difficile, réservée aux hommes intelligents, qu'en pensez-vous ?
Jean-Pierre BOURGUIGNON : Pour les mathématiques, il y a deux choses; d'une part, elles sont enseignées dans le monde entier, dans toutes les écoles et d'autre part, elles ne sont pas difficiles mais plutôt exigeantes. Le problème, c'est plutôt la façon d'enseigner les mathématiques; on prive souvent les gens du plaisir de faire des mathématiques. Les mathématiciens font des mathématiques et trouvent du plaisir à travailler, ce n'est pas le cas pour tout le monde. Mais malgré tout, on rend les mathématiques fastidieuses car on répète beaucoup de choses, et comme les mathématiques sont exigeantes, il faut acquérir une maîtrise minimale de la discipline. Il y a une bonne définition des mathématiques : «Faire des mathématiques c'est donner le même nom à des choses différentes.» Ceci montre que nous sommes dans une situation d'abstraction, ça montre que le processus d'abstraction est au cœur des mathématiques. Ce n'est pas nier les différences mais les reconnaître. On se rend compte qu'on peut dire les choses différemment. C'est une science qui n'est pas plus difficile que les autres. On se rend compte qu'à un moment il faut démontrer, mais réduire les mathématiques à une démonstration n'est pas rentable. Dans le cadre scolaire, on a tendance à réduire les mathématiques à des choses schématiques.
Question : Mathématiques et physique héritent de cette image de «sciences de guerre et d'application pour faire des armes». Qu'en pensez-vous ?
Jean-Pierre BOURGUIGNON : C'est le problème de la science avec le pouvoir militaire. Les mathématiques qui sont utilisées dans la fabrication des armes ne sont pas utilisées toutes seules, mais avec les autres sciences : la chimie, la physique, la biologie. . . Vous soulevez un débat très intéressant, c'est l'usage de la science. Par exemple, les médicaments qui, à forte dose, sont des poisons. C'est vrai, il faut s'assurer de l'usage de la science, c'est un problème politique et non scientifique.
Question : Mais est-ce qu'il n'y a pas une question d'éthique qui se pose aujourd'hui dans l'usage de la science ?
Jean-Pierre BOURGUIGNON : Généralement, un scientifique ne développe pas des théories pour faire des armes, si on ne le lui demande pas. Sauf ce vouloir de devenir le maître du monde, comme on le voit dans un certain nombre de films. Le projet Manhattan est l'exemple le plus spectaculaire, il a été débattu longuement et l'usage dont il a été fait n'était pas sa destinée. Mais la question était soit de laisser Hitler développer l'arme nucléaire tout seul, et le résultat était inévitablement de raser le monde, soit de réagir. Or la décision des scientifiques était une réponse à une demande donnée. Si vous visitez Hiroshima, vous pouvez faire la remarque que le choix du bombardement n'était pas un hasard. La question d'utilisation de la science ne peut pas être dégagée des contextes historique et politique. Je ne dis pas cela pour disculper les mathématiques. La science aujourd'hui est utilisée à des fins commerciales.
Question : On dit souvent que la recherche est en malaise en comparaison avec les autres pays du monde. Selon vous, quelles sont les raisons d'un tel malaise, s'il existe ?
Jean-Pierre BOURGUIGNON : Je siège au Conseil Supérieur de la Recherche et de la Technologie (CSRT), du coup j'ai l'occasion de donner mon avis. Je suis bien placé pour dire qu'il n'y a pas de malaise dans la recherche française. La France est le pays qui a recruté le plus de jeunes pour faire de la recherche. C'est un pays qui embauche et fait un effort considérable, en comparaison avec la Grande-Bretagne dont la recherche scientifique a été dévastée par la politique de Thatcher. Cette année est la première où le budget n'est pas mauvais, j'espère que l'avenir sera meilleur. Par contre, notre recherche souffre du cloisonnement et de la réglementation. Comme les appels d'offres et la rigidité administrative qui les accompagne. À l'IHES, nous sommes une fondation privée, ce qui nous donne une certaine liberté d'action. Ceci n'empêche pas que nous sommes infiniment contrôlés. L'implication de l'administration entrave le bon fonctionnement des laboratoires de recherche. Le deuxième aspect, c'est le cloisonnement. Il existe plusieurs organismes de recherche qui travaillent indépendamment les uns des autres. Ce qu'il faut, c'est harmoniser les structures pour que ces organismes puissent travailler ensemble. Il y a aussi un cloisonnement disciplinaire et il faut trouver les moyens pour encourager les gens à travailler ensemble. Un autre problème, c'est l'état d'esprit : en France, le chercheur n'a pas le droit à l'échec, par conséquent les gens ne prennent pas de risque. Les mathématiques françaises sont florissantes. A Barcelone, sur dix prix européens, la France en a remporté cinq.
Question : Les scientifiques ont un problème de communication avec le public, à qui la faute ?
Jean-Pierre BOURGUIGNON : Il est vrai que ceci n'est pas confortable pour les scientifiques. Il y a une équation absurde «vulgarisation = médiocrité». Je pense que, plus que jamais, les scientifiques doivent communiquer. La société moderne a une interface très forte avec la science. Il y a des choses où la science intervient et ceci dans la vie de tous les jours : la radioactivité, la sécurité informatique, la sécurité alimentaire. Toutes les institutions françaises sont appelées à débattre et à s'ouvrir au public : les conseils généraux et régionaux, le parlement, les mairies et les hommes politiques. Il faut aussi que ce soit une mission de la recherche. Il ne faut pas prendre les scientifiques qui consacrent une partie de leur temps à la communication pour des médiocres. La communication scientifique est un enjeu essentiel de la société moderne.
Question : On dit que la science a atteint ses limites. Qu'en pensez-vous ?
Jean-Pierre BOURGUIGNON : Il y a un risque d'hyperspécialisation. On dit que la chimie, la physique et les mathématiques ont atteint leurs limites et que la science est finie, je pense que ce n'est pas vrai. Par contre, le fait que la science soit institutionnalisée a pour conséquence que les scientifiques ne veulent plus courir de risque. Je comprends qu'il y ait des freins, mais je ne pense pas que la science ait atteint ses limites. Je suis dans une maison (IHES) où chaque mois j'apprends du nouveau dans le domaine des mathématiques.
Propos recueillis par Abdellah Ajnah
Montpellier - Le 25 Octobre 2000
- Ramadan 2025 en France : la date annoncée
- Party: Christmas Eve (Par Diana BOUAYAD AMINE)
- Fête : Le réveillon de Noël (Par Diana BOUAYAD AMINE)
- Islam : Le mariage de la femme musulmane (Par Abdellah Ajnah)
- Sciences : Robert Corriu - Un prodige de la chimie organique (Propos recueillis par Abdellah Ajnah - Montpellier - 17-11-2008)
- Rencontres de Pétrarque : La justice et la politique selon Françoise Gaillard (Propos recueillis par Abdellah Ajnah - Montpellier - Le 18-07-2000)
- Rencontres de Pétrarque : Les médias et la politique selon Sylviane AGACINSKI (Propos recueillis par Abdellah Ajnah - Montpellier - 20 Juillet 2000)
- Rencontres de Pétrarque : Les médias et la politique selon Jean-Pierre Elkabbach (Propos recueillis par Abdellah Ajnah - Montpellier - 20 Juillet 2000)
- Entretien avec Laure Adler : Bilan et perspectives des Rencontres de Pétrarque (Propos recueillis par Abdellah Ajnah - Montpellier - Le 21 Juillet 2000)
- Rencontres de Pétrarque : Les médias et la politique selon Alain Finkielkraut (Propos recueillis par Abdellah Ajnah - Montpellier - 23 Juillet 2000)
- Sciences : Entretien avec le Professeur Jean-Pierre Bourguignon (Propos recueillis par Abdellah Ajnah - Montpellier - Le 25 Octobre 2000)
- Sciences : Entretien avec Jean-Pierre Kahane (Propos recueillis par Abdellah Ajnah - Montpellier - Le 8 Novembre 2000)
- Sciences et médecine : Entretien avec le Professeur Michel BALDY-MOULINIER (Propos recueillis par Abdellah Ajnah - Montpellier - le 16 novembre 2000)
- Droit : Entretien avec Michel VIVANT (Propos recueillis par Abdellah Ajnah - Montpellier, le 30 janvier 2001)
- Sciences et informatique : Entretien avec François de Closets (Propos recueillis par Abdellah Ajnah - Montpellier - Le 14 Mars 2001)
- Sciences et médecine : Entretien avec le Professeur Claude Humeau (Propos recueillis par Abdellah Ajnah - Montpellier - Le 24 Avril 2001)
- Politique : Entretien avec Christine OCKRENT (Propos recueillis par Abdellah Ajnah - Montpellier - le 1er juin 2001)
- Sciences : Entretien avec le Professeur Guy Ourisson (Propos recueillis par Abdellah Ajnah - Montpellier - Le 5 Juin 2001)
- Sciences : Entretien avec Hubert Curien - Président de l'Académie des Sciences et ancien Ministre de la Recherche (Propos recueillis par Abdellah Ajnah - Montpellier, le 12-03-2002)
- Sciences : Entretien avec Jean-Pierre Changeux (Propos recueillis par Abdellah Ajnah - Montpellier - le 25-04-2002. )
- Sciences et médecine : Entretien avec le Professeur Henri PUJOL (Propos recueillis par Abdellah Ajnah et Diana Bouayad Amine - Montpellier - Le 16 juillet 1999)
- Sciences : Rencontre avec le Professeur Robert Corriu (Propos recueillis par Abdellah Ajnah - Montpellier - Février 1998)
- Donald Trump and Elon Musk
- Gouvernement et Premier ministre (France)
- Présidence de la République française
- France info
- Wikipedia
- Le Conseil constitutionnel (France)
- New York Times
- Washington Post
|